Anne Gérard - L’herbe sous les pieds

3 juillet – 16 août 2015
galerie Anne Perré – 9 rue Eugène Dutuit – 76000 Rouen

Sans-titre, série L’herbe sous les pieds, technique mixte sur papier, diptyque, 65 x 100 cm, 2013.

Anne Gérard : une transfiguration du banal Rendre compte de l’œuvre d’Anne Gérard oblige à une forme d’investigation dont le cheminement s’apparente à celui de l’archéologie pratique. Il conduit en effet à creuser son objet en adoptant les précautions de la méthode stratigraphique, découvrant couche après couche le feuilletage d’une œuvre dont les variations dessinent les contours d’un projet artistique progressant par séries. Mais comme ces séries ne sont jamais closes complètement et qu’elles font quelquefois l’objet de reprises inscrites dans des temporalités elles-mêmes variables, leur évolutivité même les rapproche davantage d’histoires à suivre que de programmes de fabrication. L’autonomie expérimentale et la dimension narrative qui caractérisent l’avancée des travaux au sein de chaque ensemble donnent à cette forme de sérialité une qualité qui l’éloigne beaucoup du modèle qu’avait historiquement déposé l’Art Conceptuel.

La progression sérielle revue ainsi par Anne G. ressemble alors plus à une méditation digressive qu’à l’application d’une machinerie programmatique, comme si, au début de chaque série, elle construisait les éléments d’un atelier mental dont les principes initiaux, thématiques, matériologiques et processuels, seraient mis à l’épreuve d’une aventure de la pratique, laissant une part importante à l’improvisation heureuse. Cet abandon à une forme de sérendipité qui rend possible, à partir de prémisses rigoureuses, le dialogue entre le programme et le hasard dans l’élaboration de l’œuvre me parait être un des moteurs du fonctionnement poétique du travail de l’artiste et la garantie de sa dynamique de régénération. Le principe de répétition qui est à la base du fonctionnement sériel est ainsi requestionné du point de vue même des différences qu’il produit dans la réitération de la pratique, à partir du moment où elle n’est pas mécanisée entièrement. Le jeu instauré par l’artiste dans le système de l’œuvre donne alors à la répétition la valeur d’une reprise, au sens où ce terme est employé dans le monde musical, c’est à dire comme réinterprétation et réinvention d’un motif. Cette hypothèse est aussi confirmée, à l’échelle du temps global de l’œuvre, par la non-clôture des séries qui peuvent faire l’objet de revisitations ou d’extensions explorant de nouveaux développements formels. En plaçant l’ensemble de son travail, que ce soit dans le processus d’élaboration de chaque pièce ou dans l’évolution temporelle des séries qui en constituent les laboratoires particuliers, sous le signe majeur de la reprise, l’artiste donne à sa recherche une liberté paradoxale, celle d’un champ expérimental utilisant les contraintes propres à ses définitions comme moteur de sa réinvention permanente.

Si l’on faisait une liste des titres qu’Anne G. donne à ses séries récentes, on obtiendrait le début d’un petit poème énigmatique : « Robes, Vies mode d’emploi, A côté de ses pompes, L’herbe sous les pieds… » Cette litanie ne décrit rien précisément mais elle laisse filtrer le son atténué d’une mélodie du banal dans une tonalité humoristique légèrement décalée. La modestie un peu triviale des titres détonne justement dans le concert de l’art contemporain où l’on est habitué à des énoncés plus accrocheurs ou plus publicitaires mais elle rend compte avec une simplicité délibérée de l’indexation du travail sur certaines réalités matérielles de la vie quotidienne. La série intitulée » L’herbe sous les pieds » est à cet égard parfaitement illustrative du travail récent de l’artiste : on y voit un ensemble de peintures sur papier dont le motif unique est une chaussure figurée d’une manière libre, une sorte d’ectoplasme pictural laissant la part belle à une liquidité de facture confinant parfois à la tache, comme si le dessin avait « buvardé » sur un support perméable qu’il aurait imprégné. Cette incorporation de la forme dans le support, dont Anne donne une autre version, plus violente, en gravant directement le dessin dans le papier dans une autre série nommée « A côté de ses pompes », fait partie de son lexique comme par ailleurs (« Vies mode d’emploi ») les superpositions d’images d’origines diverses et leur entrelacement formel et sémantique.

Une brève étude de la série « L’herbe sous les pieds » nous permet de percevoir sous la simplicité apparente du motif de la chaussure qui lui sert d’objet, une complexité insoupçonnable au premier abord. L’artiste a, en effet, dans un premier temps, interprété une chaussure bien particulière, prélevée dans la garde-robe des poupées Barbie dont on sait qu’elles sont, sous la forme d’un jouet, censées représenter le désir de féminité des petites filles. Anne G. reprend cet objet du conformisme marchandisé de l’identité féminine et elle le réinstalle en position d’icône floue dans le champ de l’évocation peinte. L’opération, réalisée par ces manipulations successives de l’image d’un fétiche de l’identité féminine, aboutit à un résultat discrètement grinçant, à la fois séduisant et pauvre, qui acquiert le statut d’un motif décoratif infiniment reproductible, succédané pictural du désir consumériste flottant dans le vide de la feuille. Le contenu critique de la série est ainsi inscrit dans le processus même de l’élaboration de chacune des pièces qui la composent, sans effet didactique visible. En revanche, la déréalisation de la référence qui permet d’utiliser ces peintures comme des motifs autorise aussi l’artiste à composer avec ce matériau visuel des installations picturales capables d’investir des espaces de morphologies variées. En l’occurrence, cette spatialité de la peinture lui donne aussi une efficacité visuelle inversement proportionnelle à la légèreté et à la modestie des supports qui la composent. La qualité signalétique de la couleur, du rose au rouge, et l’obsédant motif de ces fantômes de chaussures évoquent alors l’atmosphère d’un magasin onirique pour petites filles issues de l’univers sucré et pervers de Lewis Carroll.

Jean-Marc Réol, juin 2015

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